Janvier 2022 : au moment où les mythiques grands magasins Selfridges, éprouvés par la pandémie, changeaient de main, un Amazon plus conquérant que jamais annonçait l’ouverture de son premier magasin de vêtements à Los Angeles. L’ogre de l’e-commerce réussira-t-il à croquer le commerce physique ? Plus largement, comment le retail affronte cette rentrée ?

« Magic Closet »

Avec Amazon Style, la firme de Jeff Bezos s’attaque au magasin de mode – segment sur lequel il est devenu leader aux États-Unis depuis la pandémie, dépassant Walmart, avec une part de marché de 12% en 2020 (34% en ligne) selon Wells Fargo. Et sans surprise, sa vision est truffée de technologies : sur 2800 mètres carrés, les clients scannent avec leur smartphone les portants, avant d’envoyer leur choix à une cabine d’essayage où le produit sera mis à disposition.

La taille est mauvaise ? Fini de traverser la boutique à moitié nu, commandez la bonne depuis l’écran tactile de votre « magic closet » . En manque d’inspiration ? Les algorithmes vous proposent « des articles que vous pourriez aimer » . Vous êtes conquis ? Payez avec la paume de votre main, grâce à la technologie sans contact Amazon One. Vous n’avez pas de smartphone ? Pas de problème, une créature de genre humain se chargera de l’intermédiation. Comme le résume ingénument un client interrogé par The Guardian à la sortie du magasin : « Vous n’êtes pas obligé de parler à qui que ce soit. »

Paradis pour misanthropes ?

Être un paradis pour misanthropes suffira-t-il à répliquer la toute-puissance IRL de la firme de Seattle ? Pas si simple... Depuis sa première librairie à Seattle en 2015, le distributeur américain teste les concepts façon laboratoire : épicerie sans caisse Amazon Go, avec sa technologie Just Walk Out, supermarché connecté Amazon Fresh, salon de coiffure dopé à la réalité augmentée...

Mais tout ne marche pas forcément : 68 de ces unités (Amazon Book, Amazon 4-Star, Amazon Pop Up) baisseront prochainement le rideau. L’enseigne veut accélérer sur le commerce alimentaire, avec Amazon Fresh qui s’étend aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, aux côtés de ses quelque 500 points de vente Whole Foods. En attendant, du côté de la mode, le journaliste anglais peinait à être convaincu, qualifiant l’expérience de « shopping hi-tech 2020 tel qu’on aurait pu l’imaginer dans les 90s » .

Au pied du mur, les grands magasins se réinventent

À l’inverse, la cession de Selfridges, auguste enseigne britannique passée sous bannière austro-thaïlandaise, pose la question de la réinvention des grands magasins. À force de se concentrer sur la rentabilité au mètre carré, ce modèle séculaire a traversé les années sans prendre la mesure des changements à l'œuvre – essor du commerce en ligne, nouvelles attentes des consommateurs, des plus jeunes en particulier. La lourdeur des organisations n’aura rien arrangé. La crise, consacrant la prépondérance du numérique, et privant par la même occasion les opulents flagships de leur riche clientèle étrangère, met les department stores au pied du mur.

Ces derniers sortent désormais le grand jeu non plus seulement à destination des touristes, mais aussi de la clientèle locale. « Wellness Galerie » pour les Galeries Lafayette, 3000 mètres carrés de cabines de massages, de cryothérapie, cours de sport, saunas et produits de beauté. Le Printemps a lancé Septième Ciel, son espace dédié à la circularité, mais aussi un festival éponyme avec showcases et workshops, tandis que La Samaritaine rouvrait après un sommeil de seize ans. Et le même Selfridges vient d'annoncer faire de l'économie circulaire (seconde main, réparation, location, etc.) le coeur de sa relance, avec 45% de son chiffre d'affaires à horizon 2035. Cette débauche d’initiatives et de services, dans une approche « lieu de vie » , suffira-t-elle pour dépasser une période de crises qui n’en finit pas ?

La fête est-elle finie pour le quick commerce ?

Car après avoir traversé 2020 en mode survie, manœuvré leur reprise business en 2021 malgré les fermetures administratives, les pénuries, le manque de personnel, les retailers doivent faire avec les conséquences de la guerre, au premier rang desquelles la hausse des coûts et l’inflation : 6,1% en un an en juillet 2022, selon l’Insee. Si les soldes d’été à Paris ont été sauvés par les touristes (les revoici) et un effet de base favorable, ailleurs chiffre d’affaires et fréquentation font grise mine : respectivement -13% et -28%, selon les estimations de l’Alliance du Commerce.

Et pourtant, difficile pour les commerçants de ralentir la cadence de leur transformation. Digitale et durable, elle s’impose pour répondre aux attentes, souvent contradictoires, du consommateur. Car l’Homo Confort, pour reprendre l’expression de l’anthropologue Stefano Boni, a bien du mal à concilier attrait de la commodité et responsabilité écologique et sociale. Pour preuve, les tensions autour du quick commerce. La livraison ultrarapide de courses d’épicerie avait déboulé à toute berzingue dans les grandes villes européennes, mais roule aujourd'hui sur un chemin cahoteux... La fête serait-elle finie pour cette nouvelle itération du capitalisme de plateforme ?

« L’équivalent d’un gros hypermarché »

Après les méga levées de fonds de 2020 et 2021, le jeune marché connaît un retour à la réalité brutal. La concentration est à l'œuvre chez ces marques qu’on peine à distinguer : rachat de Cajoo par Flink, de Frichti par Gorillas, de Dija par Gopuff..., et les plans de licenciement se succèdent : l’allemand Gorillas supprime 300 emplois dans le monde, l’américain Gopuff se sépare de 450 collaborateurs, tandis que Getir licencie 14% de sa masse salariale, soit 4480 personnes – ce qui n’a pas empêché le Turc, valorisé 12 milliards de dollars, de lever 768 millions de dollars en mars 2022.

Mais la rentabilité se fait attendre. Car malgré des campagnes d’affichage tapageuses et des promotions qui ne le sont pas moins, les usages et un volume d’affaires demeurent marginaux : 1,7% des Français (13% des Parisiens) y avaient fait appel au moins une fois en 2021, pour un marché estimé à 146 millions d’euros en France en 2021, « l’équivalent d’un gros hypermarché » , selon IRI cité par Le Parisien. Et alors que le contexte macroéconomique crispe les investisseurs, les municipalités s’organisent pour contrer ces acteurs qui menacent le commerce de proximité et favorisent les nuisances. Et le gouvernement prépare un décret pour statuer sur la nature des dark stores : commerce ou entrepôt ? Une question qui déterminera leur avenir en centre-ville.

Le tour de vis réglementaire découragera-t-il ces nouveaux acteurs ? En février 2022, Uber annonçait la déclinaison de son modèle Eats avec Direct, solution de livraison en 30 minutes pour tout type de commerçants. Une intermédiation non sans conséquence : sous couvert d’aider à la digitalisation des commerces physiques, les plateformes s’approprient au passage la relation client, comme le rappelle Vincent Chabault, auteur de Eloge du magasin. Contre l’amazonisation.

Outre son coût écologique évident, « l’économie de la flemme » interroge aussi notre nouvelle posture de client. Pour reprendre l’expression du sociologue, dans une interview à L’ADN, celle-ci flirte dangereusement avec « le rapport de domesticité » à l'égard des livreurs précaires dont raffole le quick commerce. On le voit, les évolutions structurelles du retail ne sont pas seulement une question économique, mais bel et bien de société. Le secteur, en plus d’employer deux millions de personnes, remplit « une fonction sociale qui va au-delà du simple ravitaillement » , selon le sociologue. Selon le bilan 2021 de la FEVAD, l’e-commerce constitue désormais 14% du commerce de détail.

Du Mont d’Or sur WhatsApp

Difficile alors d’imaginer qu’une approche désincarnée constitue le seul avenir de l’une des anciennes activités humaines. Ce n’est pas pour rien que le digital cherche sans cesse à répliquer cette qualité de relation. Le commerce conversationnel, ou c-commerce, tente ainsi de nouer le dialogue via messageries, assistants vocaux ou bots – avec plus ou moins de réussite. Selon Juniper Research, le volume d’affaires réalisé par ces canaux pourrait pourtant atteindre 290 milliards de dollars en 2025, en hausse de 590% en quatre ans. Citons la startup berlinoise B2B Charles et sa suite logicielle pour les marchands, qui transforme Whatsapp en canal de vente, paiement compris. Ou le Monoprix pilote de Marcq-en-Bareuil, qui explore les nouveaux codes du commerce, entre espace réservé à la vie du quartier, services de proximité et offre de vrac repensée... Un message de sa fromagère sur WhatsApp à la réception d’un Mont d’Or, aurait déclenché dans la foulée « 200 commandes » selon les dires de l’ex-président de l’enseigne, Jean-Paul Mochet, aux Echos.

Et de la conversation au divertissement, il n’y a qu’un pas – que Brut et Carrefour franchissent allègrement avec la création d’une co-entreprise destinée à proposer et diffuser du live shopping pour les marques et enseignes. Une modalité de vente, souvent comparée à un télé-achat 2.0 et commune en Asie, riche de promesses. Selon le magazine spécialisé LSA, le distributeur français enregistre sur ses sessions des taux de conversion « de 10 à 30% » – bien au-dessus des performances d’un site e-commerce classique.

D2A Economy et meta-commerce

Dans le genre immersif, le métavers se pose là : depuis fin 2021, celui-ci est de toutes les discussions – littéralement : le mot a été prononcé 128 fois lors des Investor Days 2021 du Nasdaq, contre 7 fois en 2020. Et logiquement, la méta-fatigue s’est abattue sur nous en 2022. 2023 marquera-t-elle le décollage de l’économie D2A ?

Après la mode, c’est l’ensemble du secteur du retail qui pose ses pions pour s’approprier l’usage des NFT et convertir les « digi-sapiens » au meta-commerce. Walmart a déposé sept brevets pour fabriquer et vendre des objets numériques, avec sa cryptomonnaie. Carrefour a déboursé 120 ETH pour acquérir une parcelle de 36 hectares sur The Sandbox, l’équivalent de 1500 hypermarchés. Le distributeur a suscité les moqueries en ouvrant un espace de recrutement dans le métavers, avec son look 2000 très Second Life. On mettra toutefois au crédit du groupe dirigé par Alexandre Bompard d’essayer, là où l’on a reproché aux acteurs historiques d’être longtemps restés sans réaction devant la révolution de l’e-commerce, menée tambour battant par un bulldozer nommé... Amazon.

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